Que ce soit en cuisine traditionnelle ou moléculaire, notre premier réflexe, lorsqu’un plat nous est servi, correspond généralement au décryptage de son aspect visuel. On s’interroge sur les aliments présentés, on analyse leur forme, leur aspect et on jette un coup d’œil à leur couleur. Nous avons ainsi souvent tendance à juger un plat d’abord par son aspect visuel plutôt que par son goût, qui peut même être trompé par notre vue.
Comment arrivons-nous à voir notre environnement ?
Avant toute chose, la vue est un sens qui résulte d’un mécanisme complexe nécessitant la participation de nombreux éléments de l’œil et du cerveau. Lorsqu’une personne regarde autour d’elle, des rayons lumineux cheminent en ligne droite, se réfléchissent sur les objets qui l’entourent et entrent dans l’œil, par la cornée. La lumière, régulée par l’iris [1] et la pupille [2], traverse ensuite le cristallin qui permet, comme une lentille, de focaliser les rayons sur la rétine [3]. Celle-ci va ensuite transformer les rayons lumineux projetés en signaux lumineux, grâce aux cellules photosensibles : les cônes et les bâtonnets. L’influx nerveux [4] est enfin transmis par les nerfs optiques jusqu’au cerveau et plus précisément l’aire visuelle du lobe occipital [5]. Le message est ensuite envoyé jusque dans le lobe pariétal [6], capital dans la réception des sens, et ainsi associé aux autres sensations du goût, de l’ouïe, de l’odorat, mais aussi aux messages de la mémoire.
Pourquoi l’aspect visuel d’un plat est-il si important ?
Depuis notre enfance, nous développons inconsciemment un sentiment de répulsion envers les aliments que nous ne connaissons pas ou dont l’apparence nous déplaît. Notre vue et nos habitudes alimentaires modifient notre a priori sur la nourriture que nous allons consommer. Son aspect, sa couleur, son état ou sa forme, sont décisifs et permettent à notre cerveau de se renseigner sur ce que l’organisme va ingérer et de développer un sentiment d’attirance ou au contraire de dégoût. Si l’aspect visuel du plat est soigné, appétissant, nous le dévorerons déjà des yeux avant même de le goûter ! De même, si nous prenons deux plats d’allure et d’aspect totalement différents, mais présentant le même goût, ils ne nous donneront pas envie de la même manière selon l’esthétique. La vue joue ainsi un rôle décisif sur nos choix en terme d’alimentation.
Et en cuisine moléculaire ?
L’un des buts de la cuisine moléculaire est de concevoir des plats très esthétiques : d’épater avant tout par son aspect visuel, celui-ci étant le premier contact entre le plat et la personne qui va le déguster. La célébrité de cette cuisine innovante est ainsi due en partie à l’esthétisme de ses plats, particulièrement originale. Mais face à la variance de cet esthétisme, c’est tout de même l’envie de troubler le client qui prime. Offrir une surprise gustative lors de l’ingestion du plat est intéressante. Le consommateur se fait tout d’abord une idée sur le goût et la texture de l’aliment, puis en le goûtant, il est impressionné par ce qu’il goûte réellement. Un décalage peut ainsi être créé entre l’aspect visuel et gustatif, par trompe l’œil, saveur d’un aliment dans l’apparence d’un autre, jeu sur le sucré salé... La cuisine moléculaire influe sur notre vue, et trompe nos récepteurs et notre rapport à la nourriture.
Comment pouvons-nous concrètement modifier cet aspect ?
Il existe de multiples manières de tromper notre sens de la vision dans un but de créer un agréable étonnement à la dégustation. Le rôle essentiel de la couleur a tout d’abord été prouvé par une expérience menée en 1998 : des scientifiques ont fait voir et sentir un même vin à différentes personnes en les présentant comme différents : le premier vin était du vin blanc, le seconde, ce même vin, auquel un colorant rouge inodore était ajouté. Résultat, 54 spécialistes ont affirmé à tort que le second vin avait un goût de cassis ou de mûre, contrairement au premier. Les couleurs ont donc une influence sur le goût perçu par les aliments, et permettent de le tromper aisément. Les colorants, naturels ou de synthèse, sont ainsi omniprésents dans la cuisine moléculaire. De la même manière, les aliments du quotidien peuvent être transformés et présentés sous différents aspects : petites billes, mousses, liquide, chips, et autres textures, grâce aux différentes techniques de cuisine moléculaire utilisées. Dans ce contexte, l’œil ne peut déterminer s’il reconnaît ou non l’aliment présenté et comment celui-ci a été préparé, la vue va alors induire en erreur le goût.